• 25 JUIN 15
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    Du pain, des jeux…et des chiffres

    Le Chiffre, c’est le nom que Sir Ian Fleming a donné au méchant qui s’oppose à James Bond. En France, et sans doute dans bien d’autres pays, si vous voulez qu’une idée circule, qu’elle se propage abondamment et sans réserves, qu’elle effraie correctement une population en mal de sensation, il vous faut impérativement un chiffre. Peu importe d’où il sort, les calculs peu scrupuleux dont il est le fruit, les conditions approximatives dans lesquelles il a vu le jour, un chiffre cela subjugue, cela soumet les esprits, cela emporte l’adhésion des foules. C’est peut-être là un des héritages les plus regrettables de l’esprit cartésien propre à l’hexagone : le chiffre, c’est un peu chez nous le grand thuriféraire de la vérité. Prenez le dernier en date dont l’ampleur est telle qu’il n’est encore venu qu’à très peu l’idée saugrenue autant qu’audacieuse d’en remettre en cause la validité.

    Une association vient de publier une enquête relative à la présence de perturbateurs endocriniens dans les cheveux de 28 femmes d’Île-de-France en âge de procréer. Pourquoi 28 et pas 26 ou 27 ? Nul ne le sait. Mais le chiffre est là.

    Suit une litanie de statistiques à la virgule près : 21,35 perturbateurs ont été retrouvés en moyenne par femme, dont une moyenne de 19,42 pesticides, précise l’étude (sic). Le nombre de résidus par échantillon de cheveux irait de 12 au minimum à 32 au maximum. La quantité moyenne de résidus de perturbateurs endocriniens par échantillon s’élèverait de 109,39 picogrammes par milligramme de cheveux, selon l’enquête. Comme tout cela est précis…

    Selon Jean-François Narbonne, expert à l’ANSES (Agence Nationale de Sécurité Sanitaire), pourtant, « cette étude ne traite des perturbateurs endocriniens que dans le titre. Elle analyse surtout la présence de pesticides mais on ne peut pas en tirer de conséquences. Les vraies études sont celles menées par les agences sanitaires sur 3000 personnes et non celle-ci sur 28 échantillons ». Et en l’espèce, 3.000, ça n’est que le gage d’une démarche scientifique rigoureuse et respectueuse des protocoles.

    L’objection en a été prévenue ab initio par les commanditaires de l’étude. Cette dernière, avancent-ils, repose sur l’analyse de cheveux d’une population restreinte et volontaire, et ne prétend pas être représentative de l’exposition moyenne des femmes d’Ile-de-France. A la bonne heure ! Elle ne prétend pas être représentative. Mais alors quelle valeur peut-elle bien revêtir ? Elle ne vise, tenez-vous bien, qu’à « éclairer les questionnements » concernant l’exposition des populations à des substances considérées comme susceptibles de perturber le système endocrinien, et ainsi le bon fonctionnement hormonal. Avouez que l’éclairage laisse à désirer.

    Dans la même veine, une étude publiée le 6 mars dernier et reprise partout avec une soumission étonnamment grégaire, évalue à…150Md€ le montant du coût des perturbateurs endocriniens pour la société européenne. Voici LE chiffre tant attendu, au royaume de la quantité. C’est un peu comme la gorgone antique. Le voir, c’est y succomber. Il faut alors, en quête d’un hypothétique antidote, parcourir de longues heures les publications scientifiques pour tomber enfin sur l’expression du moindre doute salvateur. Cherchez et vous trouverez. Et vous trouverez Naveed Sattar !

    Naveed Sattar est Professeur en médecine métabolique à l’Université de Glasgow. Et il n’a manifestement pas peur de jouer ici les trouble-fête. « La preuve d’un rôle causal de ces produits chimiques perturbant le système endocrinien sur les risques en cours serait hautement spéculative, et donc tous les autres calculs sont sujets à spéculation importante, » écrit-il.

    Je cède à la tentation utile de le citer davantage. « Essayer de prouver que quelque chose cause des résultats indésirables simplement à partir de données d’observation et de taux d’exposition chez les humains voire de concentrations sanguines, poursuit-il, est vraiment difficile à faire. Ils ont utilisé des méthodes spécifiques pour le faire, mais même ainsi, beaucoup de lecteurs ne seront pas convaincus par la robustesse de ces données. »

    Pour conclure ainsi : « Cela ne signifie pas que ces produits chimiques perturbateurs endocriniens ne causent pas nécessairement ces maladies, ils peuvent très bien le faire, mais sauf à réaliser des essais – qui sont impossibles à mener dans ce cas chez l’homme – il est difficile de prouver l’étendue des effets, le cas échéant, de ces substances sur l’apparition de maladies et, par la suite, sur les coûts de santé ». Fermez le ban.

    Pourrait-on, s’il-vous-plaît, évaluer scientifiquement (sur 28 personnes, n’est-ce pas ?) le coût imputable à la publication de chiffres manifestement non susceptibles de réfutation sur notre capacité collective à raisonner sainement, c’est-à-dire à raisonner d’abord sereinement?

    La liberté n’est pas de dire ce que l’on veut mais d’exprimer aux non-initiés des faits justes et vérifiables.

    Christian Recchia

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